Aujourd'hui la Chine

 
 

Il m'arrive de séjourner longuement en Chine. Ce n'est plus très original, beaucoup d’individus, de nos jours, se rendent en Chine. Ils sont frappés par l'incroyable développement du pays, désormais deuxième puissance mondiale, malgré toutes les réserves que l’on peut formuler ce sujet : environnement dégradé, pouvoir d’achat moyen encore faible etc…

Ils visitent la Cité interdite, la Grande muraille et Tsian, déambulent dans Beijing et Shanghai, pestent contre la pollution, la destruction des vieux quartiers et les gens qui crachent par terre.

Ils constatent à l'inverse que les Chinois laissent leur place dans les bus aux étrangers; qu'ils pratiquent, le matin, le Tai Ichi dans les parcs et squares en bas de leurs immeubles et y dansent le soir, d'ailleurs très bien, sur nos rythmes occidentaux.

Puis, nos visiteurs reviennent en Occident chargés de ces impressions... superficielles. Les étrangers qui vivent dans le pays depuis vingt ans et plus vous le diront: La Chine n'est pas le genre de pays qui se laisse appréhender facilement. Les Chinois prennent leur temps pour se dévoiler. Ils ne se décident pas sur un coup de tête.

Alors comment aller davantage au fond des choses?

Commençons par leur rapport au temps: Les Chinois sont constamment dans le changement, le mouvement. Pour eux, rien ne dure, tout est processus, tout se transforme, s'altère en permanence...Alors, autant avancer, sans se plaindre de ce qui est inéluctable, sans se figer, dans le mouvement et grâce à lui. Personne, là bas, ne campe sur des « positions ». Les idées, les convictions se déforment avec le temps, elles s'ajustent, s'adaptent, se renouvellent...Tout dépend des interactions et des relations; ce sont elles qui font évoluer les situations.

Autres constats:

L'approximation du langage: Les Chinois se méfient des mots. Ils leur préfèrent le silence et l'écoute. Ils disent que nous nous fions trop au langage, qui fige la réalité en catégories et en abstractions impropres à rendre compte de toute la vie. Ont-ils tort sur ce point?

Le rapport entre les choses contraires: Le dui chinois consiste à rapprocher les contraires au lieu de les opposer. Le ti (substance) et le yong (activité), le cuo (contraires) et le zong (alternance) marchent en couple, ils vont l'un avec l'autre, comme le pinceau du calligraphe va avec l'encre.

La prééminence de l'action: la Chine est par excellence la terre du learning by doing. C'est la pratique qui débouche sur la théorie et non l'inverse. Selon cette approche réaliste, la connaissance, la volonté, le goût esthétique ne sont pas des fictions de l'esprit mais des fruits de la pratique sociale, ou encore de la pratique historique, héritage marxiste oblige. De plus, l'apprentissage est en Chine une vertu cardinale: apprendre, parfaire son geste, quel qu'il soit, qu'il soit individuel ou collectif.

La distinction entre action et contemplation: elle est fallacieuse. Quiétude et mouvement alternent, il faut mettre l'un(e) dans l'autre, faire l'éloge de la beauté dans la vie: Évidemment, le sujet fera sourire ceux qui pensent aux barres d'immeubles de trente étages qui bouchent la vue dans les immenses villes chinoises. Rappelons leur tout de même qu'il existe aussi en Chine des parcs publics, des salles de concert, des musées, des infrastructures (gares, aéroports...) de classe mondiale. Quoi qu'il en soit, on peut, nous disent les Chinois, être esthétique et concret, le beau réel est préférable à l'essence du beau. En art, il n'existe pas de principe supérieur parfaitement indépendant...L'art est le produit d'un travail. La beauté ne trouve sa réalité que dans le processus qui la régit. Amassée en secret, elle devient visible par le geste.

L'art du possible: Les Chinois ressemblent à des « chats qui dorment ». En réalité, ils sont toujours en éveil. Cela leur permet de savoir évaluer les situations, de ne jamais passer en force, d'avoir le sens des rapports de force, de sentir le bon moment, d'avoir l'intelligence des opportunités...Ce que les managers de nos pays appellent « la conduite du changement » repose en réalité sur une vision volontariste très « occidentale » faite d'éloge du leadership, de choix mécaniques de protagonistes et de projets... le tout sur un substrat d'intelligence rationnelle et dans une atmosphère de passage en force. Les Chinois, qui possèdent une intelligence sensible extrêmement développée, ne voient pas les choses ainsi. Le changement est un processus qui nous conduit, qui nous change en même temps que nous le modifions. Il nous faut apprendre à nous laisser conduire par lui, comprendre ce qui se passe, à l'extérieur et en nous, décrire, comprendre, et surtout ressentir avant d'agir...

Évidemment, tous en Chine n'appliquent pas à la lettre ces sages préceptes. Certains s'en écartent même franchement. La langue de bois fleurit encore, dans les media plus que dans la rue, dans les sphères politiques plus que chez le peuple. Au delà des marchés qui s'ouvrent et des contrats qui se signent -avec les fluctuations que tout cela comporte- il reste que les Chinois ont beaucoup à nous enseigner, notamment leur rapport avec le temps et l’espace.

Apprenons à les connaître. Il est temps.